Structure |
Aujourd’hui, une séance avec les stagiaires de Chalais, pas là-bas, à Chalais, mais ici-même, dans la Structure. Avec Patrick, rencontré là-bas il y a une dizaine d’années, fidèle à lui-même, ses petits yeux enfoncés dans les orbites, la figure renfrognée, plus dégarni, la moustache plus fournie peut-être, discret, taiseux, mutique. Avec des exercices concernant des phrases simples, il aura passé la journée à essayer de reconstituer un livre de deux pages. Suffisant pour ne pas relever la tête, se voiler la face derrière les lignes sur une feuille de brouillon jamais mise au propre ni au figuré.
Atelier | roman maison 3.5
Cuisine ouverte
La pièce principale, c’était la chambre. Quand on entre, on se trouve tout de suite dans un grand salon et salle à manger, et c’est tout de suite à gauche. Une petite pièce avec une porte vitrée, une fenêtre donnant sur l’allée. Idéale pour un bureau. Mais c’est sa chambre à lui. Un matelas au sol, un drap et une couverture en bouchon, un bureau, cahiers, classeurs et chemises empilés, des feuilles volantes, crayons et stylos du même ordre (j’imagine), une étagère noire pour quelques livres et plein de disques. La platine CD au sol, à côté des partitions au pied de la batterie et de la guitare dans un coin. Des fringues en tas sur le dossier de la chaise de bureau, au bout du lit. Il devait y avoir une armoire.
L’été, on entre par la fenêtre. La nuit, on se jette sur le lit. On se réveille le matin moitié habillé, moitié bourré. Un pli de drap sur la joue, mal aux cheveux. Bientôt 13 h, café. Le carrelage d’un blanc crème salissant est froid dans la cuisine ouverte sur la salle à manger et salon, derrière la chambre. Il semble recouvrir le long plan de travail contre le mur, avec de plus petits carreaux. Et même la rangée de placards dessous et au-dessus, tellement le blanc a jauni. Il était sûrement rempli d’ustensiles, d’appareils, de couverts en train de sécher, de vaisselle dans l’évier, l’allume-gaz, des produits ménagers, un savon, des taches de calcaire sur le mur, des taches de gras ailleurs, un torchon sale et humide, des boîtes d’épices, le poivrier, la salière, la cafetière filtre qui fume et gargouille. Le sucre, dans un placard ? Une porte-fenêtre prolonge la cuisine sur la terrasse. On prend le café là, au soleil, devant le lacet de la rivière, les arbres et les feuillages flottant, pendant que les spaghettis s’agglutinent dans la casserole d’eau bouillante débordant sur la plaque de gaz. Tu sais qu’une fois, la friteuse a pris feu et moi, réflexe, j’ai vidé le pichet d’eau.
Une table en formica blanc, dans une petite pièce envahie par la lumière du soleil. C’est tout ce qui reste de cette cuisine d’appartement dans un H.L.M. D’ailleurs, on n’y allait pas. On restait surtout dans l’ombre de la salle à manger, pour jouer à la console ou à un jeu de rôle. D’ailleurs je n’y jouais pas. J’y suis allé une seule fois chez lui, pour passer le prendre. Ou le peut-être le ramener.
Une fois, on a mangé dans la cuisine. D’habitude, les bouffes entre potes, c’était dans la bentchouli. Là, ça devait être pour son anniversaire, ses dix-huit ans, ou ses vingt. On était invités à manger un couscous maison avec ses parents et ses frères. Une bonne tablée déjà, avant l’arrivée des autres pour le dessert. Martine, sa mère, préparait les assiettes qui passaient de main en main. La couscoussière en inox au milieu de la table, ou au bout, devait étinceler sous la lumière. Après, tous en boîte. Aucun souvenir. Ni de la boîte ni du repas en fait. Sauf ce couscous maison et les bouteilles de Sidi Brahim. Et quelque chose collé sur le frigo, comme un tableau aimanté et un stylo attaché à un fil, ou des Post-it — peut-être que c’était ailleurs, en fait, mais c’est avec cette cuisine que ça me revient. En rentrant, sûr qu’on aura fini à la cave.
(Finalement je coupe, ce texte régressif au possible, qui ne cesse de grossir sans queue ni tête, et se fissure. Qu’est-ce qui cherche à s’écrire, là, en plus ? — ou une manière de de-scription (— Prétention !) ? En tout cas, gardons les fragments en réserve.)
parce que pour les bouffes entre potes, une table, celle de la cuisine, de la salle à manger, du jardin, ou une de camping, ou la table basse dans le salon, voire le bureau, ou les tables de chevet quand la soirée bascule, et tu sais pas où tu tombes, ou un simple coffre de voiture, même une fois une brouette, une planche de surf, un conteneur poubelle, un tronc d’arbre abattu, la fois où on s’est perdu en forêt en allant aux champignons, un rocher… une table ou ce qui peut en faire office et de quoi s’asseoir, mais ça on trouve toujours, suffit de poser son cul par terre et de lever les genoux pour caler l’assiette, et y en a toujours des comme ça, y en a chaque fois deux ou trois qui se barrent comme ça, dans la nature, le verre et l’assiette à la main, tout juste éclairé par la lune, tu les revois pas pendant un bout de temps, et le temps d’aller pisser tu les retrouves attablés comme s’ils avaient jamais bougé, et même ils se plaignent de t’attendre… la table du moment, on dépose tout dessus, et y en a dix fois trop, à chaque fois on en achète trop, on en fait trop, et ça doit être parce qu’on se dit rien, niveau concertation de qui fait quoi, c’est plutôt à celui qu’en dira le moins, on sait qu’on doit apporter un truc, mais tu comptes toujours pour six ou huit, et six ou huit par six ou huit, forcément, y a des restes, après, c’est vrai que y en a qui mangent plutôt liquide, ils se gavent de bretzels et de cacahuètes, et d’autant de verres qui les font basculer va savoir où, à finir vite le cul par terre en tout cas… y a trop à bouffer et, résultat, le lendemain, qu’est-ce qu’on retrouve entre les cadavres de bouteilles, les gobelets, les assiettes et les couverts en plastique, sur la table, et souvent par terre, ben ton reste de cacahuètes et de bretzels brisés, les noix de cajou, les croustilles, des chips en miettes, le bol entier des bâtonnets de concombre, je sais pas pourquoi on en prend, ça se mange pas vraiment, les bâtonnets de carottes plus et tomates cerises, ça passe bien avec un peu de mayo, le mieux c’est une petite sauce blanche, mais c’est rare, et puis les sauces, ça coule et ça se renverse, quand y en a pas un pour t’en foutre dans le nez ou dans l’œil, c’est ça aussi, tu sais pas comment ça commence, et t’es pas tranquille pour bouffer, ça doit être pour ça que les autres se sont barrés la dernière fois, ils ont dû sentir le coup venir, pas comme moi, avec ma salade et mon rôti qui ont fini en chabrot, les cons, en plus c’était une bonne bouteille… tout ce qui reste, et tout ce qui part, direction la poubelle, la coupelle encore pleine d’olives mélangées à des noyaux et ça finit en cendrier, les petits toasts de pain de mie resté toute la nuit dehors, et c’est de la bouillie en rosée, les rondelles d’œufs par terre, les tranches de pain trouée parce que l’autre aime pas la croûte, du pâté ou des rillettes qui tiennent pas sur le couteau, des dés de cake au jambon, des parts de quiche, de pizzas aux fromages, les bouts de gras de jambon, ou de rôti de porc, qui traînent, comme la peau des rondelles de saucisson et de chorizo, et ça je sais pas mais t’en retrouves partout, ça le saucisson, le chorizo, il en reste pas, mais les peaux, ça peut même finir dans ton lit, des peaux de saucisson et des croûtes de fromage, les bourrins, ça ils aimaient faire de la chambre une arrière-cuisine, je te dis, les soirées elles basculaient à chaque fois en fait, les tables de chevet transformées en mini-bars, les livres en sous-verres, les cadres photos en plateaux-repas, le lit en portefeuille dans le meilleur des cas, en poubelle dans le pire, mais le pire, justement, ça a été dans la toile de tente de je sais plus qui, c’était un lendemain des fêtes de Bayonne, ou de Dax, le réveil avec des bouts de merguez et de ventrèche piétinés, des morceaux de la salade de patates écrasés, des grains de riz, des pâtes, du cake à la banane effrité, il était bon mais un peu cuit, un peu sec, des petits pots moitié plein de glace fondue, ça dégoulinait, et la pomme des tartes en compote dans le sac de couchage, on les avait cherchées mais pas là, et personne à rien dit, on a pas su qui a fait le coup de les glisser là, et l’autre quand il s’est couché, avec toute la jacqueline qu’il avait sifflée, il a rien senti… et les emballages, tous les papiers dispersés, des papiers en plastique, les papiers absorbants, les papiers alu, les papier film, du papier journal aussi, tu sais pas ce qu’il y avait dedans, et tous ces petits papiers colorés, dispersés, envolés, et t’es content de faire le ménage, parce que c’est aussi, tu sais bien, et ça, moins drôle, faire la fête oui, faire la bouffe ça passe, mais le ménage, quand faut faire place nette sinon ça va gueuler, ça va coûter, alors ça aussi même si ça a l’air de rien, d’aller à la chasse au papier dans tous les coins de la salle des fêtes, du hangar, d’un garage, au fond du jardin, sur la terrasse, et le bordel dans la maison, jusque dans les chambres, merde, et la cuisine qui doit être nickel, sauf que le carrelage neuf en a pris un coup quand l’autre s’est retrouvé par terre et le cul de la bouteille a explosé, le carreau avec, juste un éclat heureusement, mais la bouteille, les petits bouts de verre partout, et le vin, un cru bourgeois en plus, pour une fois, qu’on avait piqué dans la cave, et je me souviens que ça gueulait à cause de ça, que ça se faisait pas, mais l’autre voulait rien savoir parce que des bouteilles y en avait plein d’autres et que c’est pas pour une, que ça se verra même pas… y en avait partout sur le carrelage, du vin, et ça avait sauté sur les plinthes en inox, sur les portes de placards, la porte-fenêtre, le mur, les pieds des chaises et de la table, mes pompes, et la serpillière introuvable, combien de papier essuie-tout il a fallu avant de dégager vite fait, fini la soirée entre potes
Lecture |
« C’est une chose très importante pour moi : l’œuvre doit être une sorte de double charnel, à deux doigts d’être vivant. Beaucoup de gens pensent le travail comme un simple accompagnement. Je considère au contraire que l’ensemble des matériaux, des formes, des couleurs, des sons doivent faire œuvre. »
(Alain Séchas, dans L’Humour de l’art)
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