Circé |
Emma m’a invité pour une journée d’étude féminine consacrée au motif de la sorcière dans la littérature, à la librairie Violette and Co, à Paris. Je n’y serai pas, mais il faut que je lui dise, à Emma, que Circé, l’inénarrable sorcière de l’Odyssée, hante les pages du recueil de poèmes États de mes lieux, de Laurence Ermacova.
Pour l’étudier au mieux, il faudrait :
- rappeler qui est vraiment Circé (pas simplement la magicienne mauvaise, a priori, transformant en cochons et retenant prisonniers les compagnons de voyage d’Ulysse) — en commençant par le mot même dans son étymologie grecque : Κιρκη, « apparenté à « kirkos » (« κιρκος ») qui signifie tournoyer » ;
- dire de quoi retourne, dans ses thèmes et ses formes (ses lieux indissociables ?), le recueil de la jeune poétesse — en commençant par rapporter ce qu’elle en dit elle-même sur son blog :
« Faire des états des lieux, c’est empiler les différentes réalités les unes sur les autres et regarder où l’on se trouve et pourquoi.
C’est s’interroger sur soi et le monde et regarder comment nous bougeons ensemble, l’un vers l’autre, dans un flux continu de mots dits et retenus, de souffles expirés et inspirés. »
(le monde, la ville, comment on la vit ; comment on la parle, la langue en français, en allemand, en anglais vaguement ; comment ça s’écrit, le poème, le vers, son extraction, la fracturation poétique) ;
- et alors Circé, là-dedans, la nouvelle Circé qui envoie des sms à Ulysse, telle une jeune d’aujourd’hui éprise : est-elle toujours la même ? a-t-elle encore quelques pouvoirs ? en a-t-elle gagné ? lesquels et quels moyens ? (le portable ? la parole, l’écriture distancielles ?) : qui es-tu vraiment ?
- et alors de la sorcellerie ? qu’en est-il de l’art (bon ou mauvais, peu importe la morale ici) de jeter des sorts, d’infléchir le destin (l’espace d’un instant) en le disant, en l’écrivant ? faut-il relire cette note du recueil précédent, Album solo, pour le comprendre (en partie) ?
« Les noms de lieux sont des formules magiques, des espaces à forte densité imaginaire. Un lieu et son nom forment une entité indissociable. La combinaison particulière de ses consonnes et de ses voyelles tisse une trame serrée dans laquelle le réel s’insère, au point que chaque lettre, pour peu que l’on soit sensible aux formes et à aux sonorités, recèle des pans entiers du lieu qu’elle contribue à désigner. Un lieu qui change de nom disparait pour se recréer un peu plus loin, différent de ce qu’il avait été jusqu’alors. Ce qui affleurait dans une combinaison de lettres donnée s’évanouit au moment même où le nom de lieu change. Il est alors très difficile de le faire ressurgir. »
(Ou mieux — peut-être —, au texte « l’emmurée », où le personnage de l’oncle fait l’objet d’un sort terrible, irréversible, dans un autre blog, Hôtel des Autrices — mais nous voilà alors dans une autre configuration textuelle, qui sinon renverse le jeu poétique, au mieux lui donne un nouveau tour, hypertextuel en mode topographique, local — enchanteur ou maléfique, c’est selon —, qu’il faudra bien prendre en considération ?
— Oui, mais je crois que c’est déjà le cas dans États de mes lieux, avec ce poème foutraque, mais comme une démonstration par l’absurde, où tu peux lire : « flip flap salto arrière vrille voltige / peu importe ce qui est ou ce qui n’est pas / la formule du réel vole en éclats »)
Arrêt |
Arrêté : « Décision écrite d’une autorité administrative, comprenant généralement un visa de textes (Vu la loi…), quelquefois des considérants et toujours un dispositif par articles. » (Le Grand Robert) — Avec un tour de vis, ou deux, paradoxal, et un soupçon de mauvaise foi (nécessaire), il y a de ça, comme une force de loi implacable, dans la voix, ou le dispositif vocal, des Carnets du sous-sol :
« Ah, messieurs, mais il est bien possible que la seule raison pour laquelle je me prenne pour un homme intelligent, c’est que, de toute ma vie, je n’ai jamais rien pu ni commencer ni achever. Ça va, ça va, je ne suis qu’un bavard, rien qu’un bavard inoffensif et contrariant, comme tout le monde. Mais qu’est-ce que je peux faire quand la fonction unique et évident de tout homme intelligent reste le bavardage, c’est-à-dire d’agiter les bras pour faire du vent ? »
(Le problème de l’élan, c’est une question de distance, d’espace à parcourir entre le degré zéro de la langue et l’instant suspendu de l’écriture, du mot sur le bout de la langue en somme : le mot qui arrive, qu’on cherche alors qu’il est là : comment il s’appelle déjà ?)
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